Au fil du temps, anthologie, Le Castor Astral, coll. « Escales du Nord », 1999.
Textes inédits de Marie-Laure Béraud, Daniel Fano, Bernard Gheur, Didier Goupil, Jacques Izoard, Georges Kolebka, Marie Le Drian, Hervé Le Tellier, Didier Lesaffre, Patricia Nolan, Joseph Orban, Jean-Luc Outers, Réjane Peigny, Jean Portante, Michel Quint, Annie Saumont, Lambert Schlechter, Lucien Suel, Geert van Istendael, Eddy van Vliet, Jacques Werup, Susan Wicks.
L'existence de tante Lotti manquait de variété et de drame. Comparée à d'autres, son insignifiance
était manifeste : aussi, parlant de ses propres expériences, elle les rattachait à la vie de gens célèbres,
mondialement connus, membres de familles royales ou richards. Ou encore à ces vies qu'elle suivait intensivement à la télé.
À défaut d'événements personnels, elle se reposait donc sur ceux des autres, même fictifs, Sue Ellen
(de la série Dallas) ou Jackie Onassis. À propos de son excursion à la cathédrale de Chartres, elle disait : "C'était
le jour où Dag Hammarsjold rendit visite à de Gaulle." Ou, parlant de son minitrip à Honfleur : "C'est au moment
où Piaf rencontra Cerdan".
Traduit du suédois par Anne et Teddy Magnus
*
Jean-Luc Outers, L'heure légale
La réunion du Bureau International de l'Heure est un des trois événements qui rythment l'année de Célestin.
Les deux autres sont les passages à l'heure d'été et à l'heure d'hiver. C'est lui qui assure le changement d'heure,
d'abord après l'équinoxe de printemps et ensuite après l'équinoxe d'automne. L'opération a lieu en pleine nuit, entre
deux et trois heures du matin, pendant que le commun de mortels dort à poings fermés sans se douter le moins du monde
que ce qui se trame dans les souterrains d'un laboratoire va influencer au saut du lit l'humeur générale de la population.
Muni de sa lampe-torche, Célestin descend dans les caves, avance ou recule d'une heure dans ses horloges et communique
aux radios nationales les nouveaux tops horaires. Lui qui d'ordinaire respire la sérénité, est toujours un peu tendu
durant la manœuvre. Quelques jours avant, il sent monter en lui ce qu'il appelle le trac.
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Hervé Le Tellier, Alice et le chien jaune
Il s'agit d'une très courte nouvelle qui a pour titre "Alice et le chien jaune".
Je l'ai écrite parce que, voici quelques mois, Francis Dannemark m'avait proposé, selon ses propres termes,
d'écrire sur le temps qui passe.
À l'époque, j'ai dû lui répondre
qu'il ne me semblait pas avoir jamais écrit sur autre chose que sur le temps qui passe,
qu'il ne me semblait lire que des livres qui parlaient du temps qui passe,
que rien, même jamais, n'avait été écrit sur autre chose que sur le temps qui passe.
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Eddy van Vliet, Père
Père. Déshabille-toi. Maintenant que cela se peut encore.
Montre-moi ce que le temps a causé
depuis cette époque où nous prenions le bain ensemble et que je prouvais
que les gouttes d'eau veulent se toucher.
N'aie pas honte. Nous avons la même structure.
Les jambes, le dos, les ongles et d'innombrables gestes.
Je ne veux pas attendre vingt-sept ans
avant de voir comment les tâches de vieillesse
se répandent, la peau s'affaiblit et
les parois des artères cèdent.
Montre-moi ce qui reste quand l'amour
n'est plus fait.
Cite-moi des noms de femmes et laisse-nous,
résignés, éclater de rire.
Poème extrait de De Toekomstige dief
Traduit du néerlandais par Nathalie De Bock
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Réjane Peigny, Langue de chat
Louise raconta : la panne, la chaleur, la bière, l'odeur, la main… et l'homme. "Je ne connais même pas son prénom."
Prononcer les mots qui lui permettaient de partager ce bonheur avec Marie réveillait son émoi. Il la tenaillait
à nouveau et elle se laissait aller à le savourer. Marie interrompit le silence : "En fait, si je comprends bien,
c'est la première fois que tu fais l'amour avec un homme sans te demander auparavant si tu l'aimais ..."
Était-ce une question ou une affirmation ? Louise ne broncha pas et Marie interpréta cela comme un consentement. "C'est
sans aucun doute la première fois que tu aimes ..."
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Patricia Nolan, Le manteau de Dermot
Un jour d'hiver, je l'ai porté
pour assister à des funérailles,
mon manteau étant trop gai.
À ma surprise, il m'allait à merveille.
La gabardine raide m'enveloppait
comme un linceul bleu nuit.
Aux épaules, il serrait,
me pesait sur le cou au point
de me faire marcher courbée.
L'emplacement des poches
était juste comme il fallait
pour tenir mes mains au chaud
pendant la cérémonie.
Jadis, enfant, je les fouillais
pour chercher de la monnaie.
Enveloppée dans ton manteau
je pouvais m'imaginer la manière
dont tu le portais autrefois.
Tu l'avais acheté en solde
dans une boutique à la campagne.
Cet été-là, la maladie vint.
Aujourd'hui encore, il est comme neuf
accroché à la porte de ma chambre.
Parfois, je suis tentée de le donner
mais je le garde. De temps en temps,
je le décroche et l'enfile
juste pour sentir son poids.
Traduit de l'anglais par Enguerrand-Friedrich Luhl
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Marie Le Drian, Le rouge aux ongles
Soixante-dix-huit ans pour en arriver là. Laver le linge, faire la vaisselle, trier la salade sous l'eau froide,
repasser, ranger, couvrir les livres de classe, cueillir les mûres à confiture, jardiner, enlever les mauvaises herbes.
Pour en arriver là, immobile, assise sur le fauteuil droit, près du rideau, ma canne, mon lombostat me serre et mes mains
usées sont là, devant moi, à plat sur le mouchoir, garnies de rouge à ongles.
Ma canne ? Mon mouchoir ? Être bien ici, c'est sûr. Mais ce n'est plus pareil ce matin. Il y a ce rouge qui va
traîner avec elle. Qui n'est pas elle.
Quelle personne a bien pu lui mettre ça sur les mains ? Hier ?
On ne met pas du vernis, on le pose, a dit la Conseillère de Vie. On pose du vernis. Je suis la conseillère de Vie
et je vais m'occuper de vous, vous coiffer, vous poser du vernis. Vous serez toute belle pour les visites du dimanche.
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Marie-Laure Béraud, Le temps, Lola s'en tape
Ça sentait la merguez et la chipolata à plein nez, ça guinchait à tout va sur un air de Gina Estaba,
les gars avaient des bras qui n'en finissaient pas, les filles gueulaient "Basta ! halte-là ! non mais où tu te crois !
Ôte tes pattes de là !" Elles gloussaient comme des dindes mais ne demandaient qu'ça, devenir des divas de kama
sutra sur des divans d'alpaga. Y'en avait qu'une qui bronchait pas, qui s'marrait pas, mais qui était belle comme
un parterre de pétunias en plein Sahara.
Il s'approcha et lui balança : "La musique caresse le sommeil court de l'enfance, la trotteuse va brûler l'été, la
vieillesse durera toujours, la la la, la la la, ma lumière attend ta nuit". Elle aimait pas le blabla, mais alors resta
baba puis lui rétorqua : "Mon sablier ne mesure que trois minutes, le temps précis d'un œuf dans l'infini."
C'était la femme de sa vie !
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Bernard Gheur, Mes années jazz
Jeanne Frisée, ma grande tante, était hostile au jazz. Elle disait "jasse". Elle ne voulait rien savoir.
C'était "une musique de sauvages".
Son mari, Eugène Frisée, avait les mêmes préjugés à l'égard du Nouveau Monde. Né en 1880 - au temps des
attaques de diligences, mais du bon côté de l'Atlantique -, oncle Eugène considérait les Américains comme des
barbares ou, au mieux, comme de grands enfants.
Si j'aimais beaucoup Jeanne et Eugène Frisée, leur intransigeance m'agaçait. Le jazz était peut-être "une musique
de sauvages" ... mais, eux, ils portaient un nom de salade !
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Annie Saumont, La meisje
Les jours passaient. Tes doigts mêlés aux miens. J'étais fier, je n'étais pas vieux, je te regardais je te
protégeais. Je n'avais pas prévu qu'une fois je tomberais.
C'est le champ. Le sol du champ remué par les taupes avec en surface des creux et des crêtes. J'ai trébuché.
Depuis ce jour tu m'as quitté, petite. Toi qui disais, on n'ira pas explorer le monde, on cueillera aux alentours
les fleurs et les baies sauvages. Toi qui découvrais que le ciel était beau le soir tâché de mauve et de violet,
quand il ressemblait à la mer. Quand il était un ciel des Flandres. Sous le ciel, devant le ciel si petite, tu étais
la meisje des Flandres.
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Susan Wicks, Rendez-vous inconnu
Au milieu des tables et des théières de métal
j'ai cru que je voyais une étrangère.
Un pot de thé pour nous, miracle,
ta main qui le soulève.
La même pluie sur nos visages
quand nous parlons d'un même amant perdu.
À présent que tu es morte, je trouve
nos chagrins compatibles.
Traduit de l'anglais par Cécile Wajsbrot
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Jean Portante, Un été terni
Une image se balade dans ma tête. Je ne parviens plus à m'en débarrasser. De nuit, elle noyaute mes rêves,
de jour elle parasite mes pensées. J'ai beau réfléchir à autre chose, elle colle à mon cerveau comme une mouche
prisonnière d'une toile d'araignée. Et si d'aventure il lui arrive de m'accorder un bref répit, ce n'est que pour
réapparaître aussitôt, plus nette qu'avant, déclenchée par je ne sais quoi, un air de musique, une phrase glanée
dans un livre, un regard furtif posé ici plutôt que là. Devant la télé même, qu'elle soit allumée ou pas,
d'ailleurs elle ne l'est plus ces derniers temps, l'écran éteint me parle mieux qu'un film, un débat ou les nouvelles.
*
Georges Kolebka, Fuyant, toujours fuyant
Devant le buffet, donc, je pose ma tête sur le parquet, la joue tout contre les lames. J'enfonce autant
que faire se peut la tête entre le parquet et le bas du meuble, en tentant de percer de mes yeux l'obscurité devant
moi, mais je ne peux l'introduire beaucoup : l'espace est peu grand. Cela ne m'empêche pas de passer mon double
décimètre de gauche à droite, et de droite à gauche, en décrivant de grands arcs de cercle réguliers. Vous vous
demandez pourquoi. Mon ami Ralph qui est venu m'apporter un petit pâté hier ou avant-hier, m'a demandé justement : "Pourquoi
décrivez-vous de grands arcs de cercle sous votre buffet avec votre règle ?" Je lui ai répondu : "Mon petit Ralph,
vous qui aimez les énigmes, celle-ci vous intéresserait certainement au plus haut point, mais permettez-moi de ne
pas vous en donner encore la clé." Ralph m'a quitté mécontent. Je ne sais pas pourquoi je l'ai ainsi taquiné ;
c'est idiot de ma part car je crains que Ralph ne décrète un embargo sur les petits pâtés.
*
Lucien Suel, (Introduction à) Léon Bloy
L'âme de Léon Bloy se consume dans un
Vert carafon de larmes. Mon statut de défunt
M'a permis de la voir. Connaissant le parfum
Des humains, j'ai rejoint dans l'éther l'écrivain.
Je suis mort et je pue. "Cher Léon, c'est Lucien,
J'arrive de très loin, je veux un peu de vin."
Le jardin potager du mini-purgatoire
Recueille nos échanges, compatit aux déboires
Des souffrants. Nous tenons à la main le ciboire
Empli de beaujolais qui reflète un soleil
Brûlant. Léon marche dans le simple appareil
D'un vieux poète qui a perdu le sommeil.
(...)
*
Michel Quint, Perpétuité
Pourtant, il y eut une première fois : une leçon magistrale sur Benjamin Chartier, écrivain contemporain
dont l'œuvre est traversée par l'obsession du temps. Willy n'avait pas le livre avec lui, citait de mémoire
d'admirables passages qui lui faisaient monter une larme. Cette émotion provoquée par un écrivailleur inconnu
dont il n'était même pas foutu de produire un bouquin qu'on pût toucher, cette défaillance admirative lui fut
fatale. Willy s'est pris des craies en pleine poire, on a dansé le cha-cha Chartier sur les tables, les intellos
de la section ont commencé une belote. Ensuite la légende s'est transmise de génération en génération et on lui a
réclamé chaque année ce cours inaugural, Chartier, Chartier, sur l'air des lampions, qui fait hurler de rire les
potaches et condamne au chaos. Et chaque année Willy s'exécute.
*
Jacques Izoard, Le temps de Selçuk
Est-il bien utile d'écrire une ode au Temps ? Je ne le pense pas. Le temps émietté me plaît davantage. Le temps qui
file entre les doigts, le temps moulu, le temps concassé, le temps pétri, le temps mouillé, le temps aride, le temps
de temps en temps… tous ces temps vivent en chacun de nous. Et bien d'autres ...
Selçuk a une idée singulière du temps, une singulière notion du temps ... Le propre temps dont je dispose au
jour le jour s'en est trouvé profondément modifié depuis que je le connais. On a le sentiment, lorsqu'on est à ses
côtés, que le temps se situe constamment dans une impasse. Vous pensez que je veux dire que, dans ces circonstances,
le temps s'arrête. Non, ce n'est pas cela.
*
Geert van Istendael, Les Iguanodons de Bernissart, un poème belge
32.
Les arches de la petite église sont très vieilles,
elles ont cinq cents ans, ces arches étroites.
Elles se penchent sur l'ossature des bêtes
deux cent quarante mille fois plus vieilles.
Donc, il y a cent vingt millions d'années,
elles moururent, avant ou après le Christ, ah,
vraiment, le Christ n'a pas tant d'importance.
*
Didier Goupil, Le premier air qui te passe par la tête
Madame a fait ses études en Europe. Etudier, en ces temps-là, pour ces gens-là, voulait dire voyager, converser,
rencontrer. Durant ses études, Madame a rencontré Montaigne et Chateaubriand, Purcell et Couperin, Watteau et Bonnard.
Durant ses études, Madame a rencontré Monsieur.
Monsieur, alors un jeune homme sérieux et mystérieux, prisait fort le café. Et madame le thé, on le sait.
Monsieur, dès lors, apporta son thé fumant de Chine à Madame. Et Madame son Blue Mountain de Jamaïque à Monsieur.
*
Joseph Orban, T'aimer
Tu regardes par la fenêtre. Tu ne me vois pas, tu ne m'entends pas. Tu sembles regarder les nuages ou bien
compter les jours. Je te regarde respirer. Je te regarde encore jusqu'à m'émouvoir. Jusqu'à me dire que tu vis.
Je te regarde jusqu'aux larmes retenues.
Je ne sais pas si tu m'aimes. Je sais que tu vis. Les nuages défilent comme des jours. Il pleuvait ce soir-là.
Tu m'as proposé de me reconduire chez moi. Tu avais un peu bu, mais moins que moi. Tu roulais lentement. Je t'ai demandé
si je pouvais t'embrasser. Tu avais ri. Tu avais dit que je le pourrais le faire au prochain feu rouge. Ce soir-là,
c'est la première et seule fois de ma vie que j'ai traversé la ville en ne voyant que des feux verts. Tu m'as déposé sur le
trottoir. Tu es rentrée chez toi.
*
Daniel Fano, Basse altitude
La dernière fois que je suis allé à Paris, j'ai pris le métro, tôt, le matin. Dans le wagon, à part moi,
il n'y avait qu'un type et il ressemblait à cette vieille canaille de Philippe Sollers. Je ne pouvais pas
m'empêcher de le détailler. Il s'est levé, s'est approché de moi, il avait un couteau piqué de rouille, il
voulait que j'arrête de le regarder comme ça. "Faites excuse", ai-je répondu, "mais vous ressemblez à un écrivain
célèbre du temps de mon enfance, j'avais lu tous ses livres de la Bibliothèque Rose." Alors, là, son visage s'est éclairé
d'un large sourire : "Oui , c'est moi, c'est bien moi, c'est merveilleux." Depuis des années, tout le monde avait
cessé de le reconnaître dans le métro. Je n'ai pu empêcher qu'il se frappe avec son couteau mais, comme en cadavre
il était le portrait de Marguerite Yourcenar, je me suis dit que ça n'avait pas d'importance.
*
Didier Lesaffre, La vie continue
Le fil du temps est comme le fil de l'épée du bourreau chinois. Il y a un sifflement, l'épée essuyée retrouve
déjà son fourreau, la tête du condamné reste un instant sur ses épaules, le corps semble attendre encore, immobile.
Après un instant long, il tressaute, enfin la tête roule dans la poussière. Toujours le temps rattrape le temps.
Le corps de Tchang bascule d'un bloc.
Je ne sais pas ce qui est le plus insoutenable, de l'odeur des feuillets contre lesquels je me tiens ou de la
vision du corps mutilé. Tchang. Mon ami, mon frère. Des dizaines de villageois ont assisté sans joie à ta mort
édifiante et spectaculaire. Tu n'aimais pourtant pas les feux de la rampe, tu n'étais pas celui qui monte sur les planches
et se fait admirer. Ton dernier rôle aura été moins discret que les précédents.
*
Lambert Schlechter, Ecrire
écrire c'est faire baisser
le niveau de l'encre dans l'encrier
c'est toujours recommencer à écrire
c'est enfin commencer à écrire
c'est définitivement cesser de ne pas écrire
c'est choyer la respiration
échapper à l'étouffement
c'est s'essouffler
c'est dire la même chose matin & soir
c'est larmoyer muet & mutin
c'est flanquer des coups de pied dans la termitière
c'est à l'aveuglette
donner du coloris au clapotis des minutes